Conte 3 : Le temps du rappel

Le ciel était gris, couvert de nuages menaçants qui pourtant s'obstinaient à refuser de pleuvoir. J'étais recroquevillé là, au milieu d'une plaine désertique où poussait la poussière ainsi que quelques arbres sans aucune feuille.

J'étais déchiré par des contradictions que je ne parvenais pas  à résoudre. Comment le monde pouvait-il être si dur et pourtant si beau ? Comment savoir ce qui est bien de ce qui est mal ? Et moi dans tout ça, quelle était ma place ? Autant de questions auxquelles je n'avais pas le moindre début de réponse. Tout me semblait embrouillé. J'étais perdu.

Des bruits de pas se firent alors entendre. Relevant la tête, je m'aperçus que des formes humaines étaient apparues soudainement devant moi, marchant sur un chemin en terre battue s'étendant d'un côté comme de l'autre jusqu'à l'horizon.

Ces formes humaines étaient toutes grises et rachitiques, un peu comme des dessins simplistes que quelqu'un de pas très doué en dessin pourrait faire. Elles donnaient l'impression de souffrir et de continuer à marcher de manière automatique sur cette route, comme si elles avaient abandonné l'idée de savoir dans quel but elles faisaient cela. Ces êtres aussi étaient perdus.

Voir cela me fit terriblement mal.

Si c'était cela le monde, alors il pouvait bien disparaître dans l'absurdité d'où il était venu. Je me mis à pleurer. Le spectacle m'était tout simplement insupportable, car les voir souffrir sans but me renvoyait uniquement mon propre sentiment d'être perdu. Donc, moi aussi, j'étais comme eux ? Je rejetais l'idée de continuer comme cela.

Je refuse.

"Tu es perdu semble-t-il."

Je sursautai. Une jeune fille était apparue de nulle part, assisse à côté de moi. Elle avait les cheveux noirs, un visage compatissant aux yeux bleu azur. Ses vêtements consistaient en un kimono agrémenté d'une longue écharpe qui serpentait le long des manches de son habit. Aucune larme sur ses joues et elle me souriait d'un air entendu.

"As-tu mal ?" C'était là la seule question à laquelle je pus penser sur le coup.

"De voir ça ? Pas de la même manière que toi. Parce que je l'ai intégrée."

"Intégrée ?"

"Je l'ai comprise, je l'ai acceptée."

L'idée me révolta.

"Comment ? Comment as-tu pu faire ça ? C'est horrible d'accepter ça ! Tu vas donc laisser faire ? Agir contre ça pour toi, c'est hors de question ?"

"Agir contre ça ? Pourquoi être "contre" ? Je préférerais l'accompagner pour le diriger vers quelque chose de mieux plutôt."

"Tu refuses de comprendre..."

"Non ! Non, c'est toi qui es perdu. C'est toi qui as refusé de souffrir plus longtemps. C'est toi qui m'as appelée pour comprendre."

Mon regard se perdit dans la foule d'êtres en souffrance.

"Qu'y a-t-il à comprendre de toute cette horreur ? De toute cette absurdité ?"

"C'est en comprenant l'horreur et l'absurdité que l'on devient capable de la changer."

"Concrètement, comment je fais ?"

"Faire est impossible."

J'eus un mouvement d'indignation.

"Essaye alors ! Essaye de faire quelque chose !"

Elle me provoquait. Piqué au vif, je tentai de me lever, mais à ma grande surprise, j'en fus incapable. C'était comme si mon corps tout entier pesait une tonne.

"Que m'as-tu fait ?" dis-je en paniquant.

"Moi ? Rien. C'est ainsi. Tu es incapable de les aider à aller mieux."

"Pourquoi ?"

"Parce que c'est TOI qui les rends ainsi."

J'en tombais des nues. Elle me racontait uniquement des salades. Moi ? Rendre malade les autres ? Impensable !

"Tu refuses de me croire ? Regarde mieux."

Elle claqua des doigts et soudain le paysage entier qui m'entourait disparut, laissant la place à un espace vide tout blanc comme une page vierge. La seule chose qui perdurait était moi, elle, et les êtres de souffrance marchant devant moi. Je vis alors qu'ils étaient seulement des hologrammes que mon coeur projetait.

"Allons plus loin dans le terrier du lapin blanc, veux-tu ?"

Nouveau claquement de doigts. Le paysage commença à réapparaître par touches successives. D'abord les nuages, ensuite les arbres, ensuite la plaine. Chacun était projeté directement de mon coeur.

"Tu vois ? C'est toi qui rend le monde malade !"

"Pourquoi ?"

"Parce qu'ils sont ta propre souffrance d'être perdu."

"Comment puis-je arrêter d'être perdu ?"

"En acceptant de l'être, tout simplement."

Encore un gouffre d'incompréhension.

"Es-tu folle ?"

"Quand un homme se perd en forêt, c'est souvent quand il accepte le fait d'être perdu qu'il réfléchit à un chemin de sortie de la meilleure manière qui soit."

"Mais ça fait mal !"

"Parce que tu luttes contre le sentiment d'être perdu."

"J'ai peur !"

"Cela montre la voie de sortie..."

Et elle disparut comme elle était venue.

 

Comment tout cela était-il possible ? Un autre moyen existait-il ? Je retournais le problème dans ma tête, essayant de fuir le problème quand mon regard se reposa sur eux : les êtres de souffrance. Je compris une chose. Avais-je le droit de les faire souffrir ainsi ? Si en faisant cela, ils pouvaient aller mieux, alors la question se posait-elle encore?

"C'est une impasse. Si tu prends cette route, tu finiras par haïr le monde, car tu auras alors l'impression vraie que le monde te contraint à faire des choses."

Un homme était apparu à mes côtés cette fois-ci. Il était bruns aux yeux verts et avait un visage pointu. Ses habits étaient constitués d'une chemise noire et d'un pantalon marron.

"Mais pourtant, c'est de l'altruisme !"

"Et toi dans tout cela, où es-tu ?"

"Nulle part. Les autres doivent passer avant moi."

"Oh ! Et pourquoi ça ?"

"Que suis-je comparé au monde !! Une poussière !!!"

"UNE POUSSIÈRE QUI PEUT CHANGER LE MONDE !!" cria-t-il avec colère avant de continuer. "As-tu donc de la fierté pour qui tu es ? As-tu de l'amour-propre ? Les autres peuvent donc te piétiner à loisir ? Ton instinct de sacrifice est tellement énorme qu'il en devient burlesque !"

"Je ne veux pas être égoïste !"

"Égoïste ? Le monde entier l'est, car le monde entier dépend de ceux qui y vivent ! Si tu décides d'arrêter de souffrir, le faire pour les autres est sans issue, mais le faire pour toi, cela seul peut t'apporter quelque chose ! Si tu décides de devenir le Grand Roi le feras-tu sous la pression de l'autre ou parce que tu le veux ? Décide le en ton âme et conscience ! Parce que tu te sens obligé ou parce qu'uniquement cela te plait est une mauvaise réponse ! FAIS LE PARCE QUE TU ES PERSUADÉ AU PLUS PROFOND DE TOI-MÊME QUE TU ES FAIT POUR ÇA !"

"..." J'en restais soufflé.

"On vous bassine avec la noblesse du don de soi, mais sache que le don de soi est noble seulement parce qu'il est compris sur le Chemin que tu as décidé de prendre pour Toi-Même ! Ça s'appelle le Respect de Qui tu Es !"

"..."

"Alors la question es simple. QUI ES-TU ? ET QUE VEUX-TU ?"

"Je veux simplement arrêter de souffrir."

Mais mon interlocuteur avait lui aussi disparu comme l'autre.

 

C'était vrai. Je voulais arrêter de souffrir. Arrêter d'être perdu sans arrêt. Dans une grande expiration, je fis ce que j'aurais dû faire depuis longtemps. J'acceptai la souffrance et la réintégrai en moi.

 

Tout de suite, je perçus la différence. Maintenant que j'avais accepté le fait de souffrir, je voyais si facilement à quel point il était simple d'arrêter. Et je trouvai ma Joie.

Aussitôt, le décor changea. La plaine devint verte, couverte de fleurs et d'arbre aux feuilles vives. Les êtres étaient devenus des hommes et des femmes au grand sourire.

 

Ils étaient devenus les deux à la fois. Souffrance et Joie. Et cela avait à vrai dire perdu toute sorte d'importance. Ma première interlocutrice réapparut alors.

"C'est en comprenant ce qui est jugé impossible à comprendre que l'on obtient la Fusion des deux en Transcendance."

Je lui pris la main et je compris qui elle était.

 

Elle était Bardhena, Meneuse vers l'Unité, ma Projection et si elle était là, c'est parce que je l'avais désirée.